«Le grand malheur que pouvait constituer cette période de chômage fut aussi pour moi une grande chance. Mon amie Olga Wormser, qui lançait une collection d'essais à dimension historique chez Corrêa, me demanda un livre. Je proposai L'Homme et la mort. Elle me fit établir un contrat et je me mis au travail à la Bibliothèque nationale. J'y passai plus d'une année de fréquentation quotidienne. J'y pris mes aises et mes habitudes, j'y avais mon siège favori, mes livres déposés la veille et repris le lendemain, je bénéficiai de la familiarité des appariteurs et de la grande amitié de Maria Susini, bibliothécaire, écrivaine d'origine corse, qui m'aidait de multiples façons. Je m'absentais seulement pour fumer une cigarette, prendre un café, un sandwich à déjeuner [...].
«Je fus d'abord défricheur et explorateur de bibliographies dispersées. En effet, à l'article "Mort", on ne trouvait que deux ou trois titres à caractère religieux. Il fallait voir du côté de l'ethnographie, de l'anthropologie, des religions, de la psychologie, des psychanalyses, de l'histoire, de la littérature, de la poésie et, bien sûr, de la biologie. Pour la première fois, mon esprit déployait ses ailes en survolant des disciplines séparées, pour fondre, comme l'aigle sur sa proie, sur l'information intéressante et l'inscrire sur une fiche. Je faisais d'innombrables sécouvertes en éprouvant une volupté intellectuelle sans égale. J'accumulais les notes sur un nombre croissant de fiches, chacune portant un intitulé provisoire. Quel merveilleux voyage ce fut pour moi, dans l'immensité des savoirs, immobile sur mon siège de la BN! Je crois que j'aurais pu y passer ma vie. C'était à la fois monacal et jouissif, mystique, austère et épucurien.
«Je fis là la connaissance d'un vieux monsieur assidu comme moi. "Non pas comme vous, rectifia-t-il: je suis là depuis 1905. J'étais un jeune homme riche, ayant calèche et valet, ne m'intéressant qu'aux plaisirs matériels, quand j'entrai un jour par curiosité à la Bibliohtèque nationale, et n'en suis plus ressorti depuis. J'ai vendu la calèche, j'ai licencié le valet et me suis plongé dans les livres. Puis j'ai eu l'idée de receuillir des connaissances insolites au service des gens curieux e j'ai créé une publication, L'Intermédiaire des curieux, où grâce à mes lectures, je peux réondre aux interrogations les plus diverses."»
Edgar Morin
In: Mon Paris, ma mémoire. Paris: Fayard, 2013, p. 119-120
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